Le Livre de mon fils

XIII

Possession du monde, pèle mêle, je reverrai les images de cette joie.

Quand à dix-neuf je partis : vers l'Amérique vingt jours ce ne fut autour de nous que la mer. Seuls le levant et le couchant en variaient la monotonie et ces poissons ailés qui se jetaient aveuglément sur le pont. Je couchais en plein air, baigné dans le clair de lune tropical. La nuit étincelait d'or. Les étoiles brillantes et comme dilatées, la lune encore et glacée, la mer où se mêlait aux reflets des phosphorescences, tout luisait. Des fentes de lumière se levaient à l'étrave, et derrière nous un ruban de feu s'étendait jusqu'à l'horizon.

Le rapide couchant préludait à ces nuits. Les nuages verticaux accumulés par les alizés se teignaient de vert et de violet. C'était un amoncellement de couleurs, un opéra des tons les plus déchirants. Brève minute, la chimérique féerie se diluait déjà dans la nuit, effeuillée, ternie, effacée.

La mer, elle m'a repris bien souvent. Pour mes jeunes ans, n'avait-elle pas été la jeune image de la beauté. J'étais petit encore, avec une bêche je creusais un château de sable, mais retourné vers l'étendue transparente, je délaissais mon jeu. Infiniment claire était la mer, blanche et plus claire que le ciel. Il y flottait comme des bulles irisées, des méduses. Et mon cœur d'enfant avait connu la beauté.

Beauté, mon cœur devait te rester enchaîné. Si Dieu n'était pas beau, l'adorerais-je ? C'est toi qui m'a ??? pour lui. Tu fus celui de Ses visages qu'Il a daigné me montrer. Dès lors je l'aimai.

Mon Dieu, je sais que vous êtes toute beauté. Je vous ai vu dans les matins de neige sur la montagne, quand les buissons en filigrane brillent. O surplus de mon cœur lorsque – chaume, statue, ou ces trois peupliers dans le ciel – j'ai rencontré la beauté. O mon Dieu – je connais un peu votre paradis sur la terre – vous épuiserais-je jamais, beauté pleine des soirs d'été quand aux rives herbeuses les eaux se dorent et que les ombres joignent les unes aux autres les collines ?

Beauté, mes mains voudraient vous saisir. Je voudrais vous presser sur ma bouche. Ces paysages je voudrais tout entier m'en baigner. J'ai pris sur mes bras les clairs soleils de l'été, les jardins, les vallées ombreuses, et par delà les falaises aux blés mouvants la mer éternellement murmurante. On ne me les ôtera pas.

Vienne le malheur. On ne vous arrachera pas de mon cœur, beauté. Je suis pour toujours l'enfant extasié qui, certains matins de printemps, devant la beauté du monde, quand l'air embaumait le tilleul et que dans les prés blanchissant éclatait la rougeur des coquelicots, laissait d'extase tomber ses bras. Les jeux étaient sans attrait. Ses yeux étaient tout attrait devant la volupté qui l'envahissait. Jusqu'aux larmes il goûtait le frissonnement des ombelles, le vol jumelé des papillons blancs sur le ciel, et ces grappes touffues de roses. Que je ferme les yeux, il renaîtra toujours le temps de mon enfance, il renaîtra dans ce matin où l'air est bleu et brillant, le ciel soyeux, où les eaux chantent plus vives.

Beauté, vous avez tissé mon âme, je suis nourri de votre substance. Indissoluble est notre union. Éternelle désormais, liée à mon destin d'homme, montant à Dieu, vous vivez en moi. Vous ne mourrez jamais plus, O éphémère beauté. Vous êtes dans ma chair ressuscitante. Comme le météore emporte sa guirlande de feu, ainsi je vous entraîne dans mon destin. Je me suis dilaté de tous vos dons.

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Joie simple de la terre. Qu'une feuille palpite, qu'un cytise penche ses grappes, nous en avons de la joie tout un jour. Nous en avons de la joie toute notre vie si nous savons avec l'éphémère former notre visage éternel.

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La terre nous a délivrés de la civilisation. Nous n'en pouvions plus de la supporter. Notre génération a suivi un besoin presque insoutenable de s'en délivrer. Nous mourions d'un excès de confort, nous nous étiolons dans l'air épaissi des villes. Factice, trépidante, notre vie de civilisé nous épuisait

Nous avons tous senti ce besoin de nous évader. Des Mouvements sont nés dont le dessein était de nous délivrer d'une civilisation trop urbaine. Dans le molisme (?) même, ce panthéisme des hommes qui ne croient plus en aucun dieu, résidait quelque chose de sain. Nostalgie d'une vie plus naturelle, plus près de l'élément végétal. Te le cèlerai-je, mon fils, j'en ai senti la tentation certains jours où la méditerranée brillait d'un éclat plus dur sous les pins. Le vieux Pan n'était pas tout à fait mort. Je fusse demeuré sur ces pierres abritées où les cigales crépitaient. Mes jours eussent alterné entre les bains et le soleil, si calme était ma joie que de voir la fleur jaune d'un figuier de barbarie parmi les sables m'eût retenu immobile toute une heure.

Plus pur était le scoutisme. Pourtant il naquit lui aussi du besoin de fuir la civilisation. On jouait au sauvage, non sans Rousseauisme, mais pour retrouver un peu de la joie primitive.

Tentation, sans doute. Nous revenions de ces évasions profondément inadaptés à la vie, séparés de nos frères. En fin de compte nous nous étions retranchés de la grande aventure de la Grâce.

Car cette aventure est solidaire. Jamais elle ne se joue seul. L'océan où tu t'embarques, c'est la pleine marée humaine. Il faut te jeter à plein corps parmi tes frères.

Pourquoi t'évader, s'ils restent là qui soupèsent, pourquoi même être pur s'ils croupissent dans l'impureté. N'en t'en sais-tu donc pas comptable ? Courir l'aventure de la Grâce, c'est à plein corps parmi les hommes se jeter.

S'évader de cette civilisation que l'homme ne peut plus porter, mais qu'alors tous s'évadent avec toi. Attire tous les autres et non pas quelques amis choisis vers le rafraîchissement de la nature. Donne ta vie pour que tous connaissent la grande joie naturelle des prés embaumés de juin, des sentiers étroits odorant le silex et la ronce.

Un scoutisme peut être, mais un scoutisme régénéré, dépouillé de son idéologie enfantine, épuré de sa manie d'évasion. Un scoutisme vraiment pour tous, mieux adapté.

Les scouts se sont montrés profondément inaptes à la vie publique, incapables de jouer un rôle utile dans la nature. C'est une donnée immédiate de l'expérience, qu'on se rapporte à l'attitude des scouts au service militaire, ou bien au rôle néfaste qu'ils jouèrent à Vichy à l'automne 1940. Et pourtant pas de sainteté dans leur mouvement.

Je rêve (peut-être est-ce toi qui le verra ?) d'un scoutisme mieux intégré dans l'aventure de la grâce. Il quitterait ce nom, étrange quoi qu'il en dise, ses manières paramilitaires, son uniforme anglo saxon. Il se ferait populaire, il ne serait plus évasion mais entraînement, comme une adaptation nouvelle des mouvements spécialisés qui, eux, n'ont peut-être pas assez compris qu'il fallait délivrer l'homme de la civilisation.

Mais, ce soir, retiens surtout ceci, mon petit. L'aventure de la grâce te livrera la création, mais celle-ci non plus, pas plus que l'instant ne doit te retenir. Le but est plus haut. Il est bon de cueillir des fleurs sur la route et d'en passer à ton chapeau, mais leur quête ne doit pas nous retarder. Le but est plus loin et plus haut, et seul il compte.